Masheba

Eva Joly a battu, à la surprise de beaucoup, le sympathique Nicolas Hulot, animateur télé de son état, lors l'élection organisée pour les "primaires" d'Europe Ecologie. Sa candidature est verte, son nom de jeune fille est exotique ("Gro Eva Farseth") et son accent n'est pas des plus sexy mais qu'importe, la voilà officiellement candidate à l'élection présidentielle, au même titre qu'un Mélanchon, qu'une Le Pen ou que celui ou celle qui représentera le PS et l'UMP.

Le 14 juillet dernier, elle déclarait que si elle était élue, elle proposerait la suppression du défilé militaire, pour le remplacer par un défilé citoyen, sans préciser directement que cela se fait en Norvège (ainsi qu'à peu près partout en Europe). Il n'a pas fallu attendre une heure pour entendre des voix de droite réagir vigoureusement contre sa déclaration, tandis que la gauche hésitat avant de finalement la soutenir.

Mon coup de gueule sera ici contre la pauvreté du débat offert par nos hommes et femmes politiques à cette occasion.

Quels étaient les arguments de la droite opposés à Eva Joly? Marine Le Pen lui a assené un "Mme. Joly n'est qu'à moitié française (elle a la double-nationnalité franco-norvégienne)", comprenez elle n'a pas voix au chapitre. Plus surprenant, François Fillion lui a reproché "de ne pas avoir une culture très ancienne de la culture française, des traditions françaises, de l'Histoire française".

J'ai alors été bien déçu: pensant que l'on allait avoir un débat sur l'opportunité de la suppression du défilé, j'ai eu un débat sur la question de savoir si Eva Joly était française et si elle avait la légitimité pour s'exprimer. La gauche de son coté semblait bien embarrassée de devoir cautionner une telle idée, tout en devant ménager la candidate des verts dans des perspectives d'alliances. L'attaque directe de la droite sur sa nationnalité leur a permis de répondre sur le terrain de la bonne vieille "unité républicaine" et s'indignant à leur tour que la droite fasse de telles insinuations sur sa qualité de citoyenne française, ce qui lui permettait de ne pas avoir à prendre position pour ou contre le défilé...

Je vais d'abord écarter l'argument de Marine Le Pen, qui n'en est pas à son premier raccourci intellectuel, selon lequel Eva Joly ne serait qu'à "moitié française":

Elle est née en Norvège en 1943, dans un quartier modeste d'Oslö. Eva Joly est arrivée en France à l'âge de 18 ans (en 1961) où elle a exercé plusieurs petits boulots (elle a notamment été secrétaire, couturière à domicile...). Elle est devenue officiellement française en épousant Pascal Joly, fils ainé d'une famille pour laquelle elle était jeune fille aupair). Nul besoin ici de s'étendre sur sa carrière judiciaire comme juge d'instruction, qu'elle débute à 38 ans et qui lui vaudra un prix pour son intégrité décerné par l'ONG Transparency International (pour son travail dans l'affaire ELF, à l'issue de laquelle est est retourné en Norvège 2 ans par crainte de représailles avant de revenir en France).

Marine Le Pen est née en 1968. Eva Joly s'est mariée à un français en 1967. Elle est donc française depuis plus longtemps que Marine Le Pen (d'un an exactement).Certes moi aussi je donne dans le raccourci..! Mais c'est pour montrer à quel point les arguments du Front National sont parfois réducteurs et faciles à tordre.

François Fillion lui est plus subtil, lorsqu'il dit qu'elle n'a pas "une culture très ancienne des valeurs françaises ni des traditions françaises", mais lui aussi l'attaque sur le terrain de la nationnalité, en insinuant que du fait de ses origines, sa connaissance de la France serait plus faible que celle d'un Nicolas Sarkozy (dont le grand-père était Hongrois et qui, lui aussi, a francisé son nom de famille!). Eva Joly a vécu environ 48 ans en France, est diplômée en Droit et a été reçue au concours de la magistrature (qui comprend notamment des épreuves de culture générale), la promotion 2007 de l'Ecole National de la Magistrature porte son nom... bref. L'argument sur le manque de "culture" de François Fillion lui non plus ne tient pas vraiment la route. Si un tel parcours ne suffit plus pour parler légitimement, cela en disqualifie plus d'un(e).

Parce que l'idée d'Eva Joly mérite qu'on y accorde un peu d'attention et qu'on lui réponde avec des arguments de fond.

Pourquoi fait-on défiler l'armée le 14 juillet? Premier élement de réponse, le 14 juillet est la date choisie en 1879 par le député Benjamin Raspail (nous sommes alors au début de la 3e République) pour célebrer la Révolution. Son vote a fait l'objet de vifs débats au Parlement: certains trouvaient le choix de la prise de la Bastille inopportun - le symbole est sanglant et l'évenement en lui même (la prise d'une prison abandonnée) n'est pas le plus significatif, si on le compare par exemple à l'épisode du serment du Jeu de Paume -. Un compromis est pourtant trouvé car le 14 juillet peut aussi faire réference à un autre évenement: le 14 juillet 1790 est la date à laquelle les Révolutionnaires s'étaient réunis avec enthousiasme sur le Champ-de-Mars pour célebrer cette même prise de la Bastille et "la réconciliation de tous les français", à l'appel de l'Assemblée Nationale. La prise de la bastille faisait déjà l'objet de commémorations à caractère militaire pendant le Directoire (1795-1799).

Nous sommes donc en 1879 et la République toute neuve est à la recherche de symboles (on a déjà le drapeau tricolore depuis 1794, restauré en 1830). On décide par décret d'y associer une commémoration militiaire dès 1880, comme cela s'était déjà fait pendant le Directoire. Un décret signifie qu'il s'agit d'une décision du Gouvernement, et non du Parlement. L'année 1880 se situe dix ans après la défaite de 1870 contre la Prusse et la perte de l'Alsace-Lorraine. L'objectif est de montrer le redressement militiaire de la patrie et d'entretenir le sentiement de revanche. L'idée de "revanche" est d'ailleurs un des traits politiques caractéristiques du début de la 3e République, qui est née de la défaite de Napoléon III.

Pour revenir à 2011 et à la proposition d'Eva Joly, on aurait aimé qu'on lui oppose des arguments comme:

- La France célèbre la prise de la Bastille par des défilés militaires depuis 1794, tradition qui est liée historiquement à des régimes républicains (Directoire, 3e République). Normal que la 4e et la 5e République perpétue la tradition. De plus c'est une façon de rendre hommage aux soldats engagés en Libye et en Afganistan.

Ce à quoi l'on peut répondre:

- Le défilé militaire n'a plus lieu d'être car il avait initialement vocation à montrer le redressement militaire de la France et à entretenir un esprit "de revanche". L'heure est à l'Europe et à la réconciliation. De plus la Bastille a été prise par des civils, pas par des militaires! Il sera donc normal d'y faire défiler la société civile.

Eva Joly a-t-elle commis une première erreur politique avec sa proposition? Je ne sais pas. Tout ce que je regrette c'est l'absence de vrais arguments "pour ou contre" son idée. Et les récentes rumeurs sur l'alcoolisme de Martine Aubry n'annoncent rien de bon pour les présidentielles à venir. Faudra-t-il débattre du grand-père de Nicolas Sarkozy? Des problèmes de bégaiement de François Bayrou? Du titre de noblesse de Dominique de Villepin? Vivement 2012...